Monsieur,

Je vous avoue que je ne m’attendais pas à voir mon travail jugé si favorablement par vous, et votre seconde lettre si bonne et si aimable a plus de prix à mes yeux que tout ce que pourront me dire d’autres personnes.² Malheureusement je ne sais pas l’anglais, et j’ai dû me la faire traduire, ce qui a retardé ma réponse. C’est une honte de ne pas savoir l’Anglais, de nos jours; mais ma carrière pratique me laisse si peu de temps libre que je ne sais comment je pourrai y arriver.—

Je vous remercie infiniment du titre du livre de M^r Belts³ que je ne connaissais pas et que je me ferai venir par un libraire (je ne veux pas que vous vous donniez la peine de me l’envoyer); je m’arranges toujours dans ces cas là pour me faire traduire. Je me suis fait p. ex. traduire en entier l’ouvrage danois de Meiner sur l’anatomie des fourmis.—⁴ Mais ce dont je vous suis surtout reconnaissant, c’est de l’honneur que vous me faites en me communiquant une de vos observations personnelles et même en me permettant d’en disposer. Je suis entièrement de votre avis sur la signification à donner à ce curieux fait de fourmis portant inutilement leurs cocons vides à de si grandes distances.⁵ Je n’ai jamais observé ce fait d’une manière aussi frappante que vous, Monsieur; je l’ai par contre observé très-souvent en petit, c’est à dire que j’ai vu à l’époque de l’éclosion des nymphes des Formica rufa et pratensis⁶ les @mercury@⁷ porter çà et là les coques vides à de très grandes distances (mais je ne les ai encore jamais vues monter sur les arbres avec ces coques). Le fait est noté en deux mots dans mon travail, p. 396 ligne 8.⁸ Je m’étais souvent étonné de ce fait sans me rendre bien compte de sa raison que votre explication me donne d’une façon évidente. Si dans cette fourmilière le nombre des fourmis portant des coques vides était si grand, cela vient évidemment de la grandeur de la fourmilière. Et peut-être les fourmis allaient-elles plus loin que d’habitude parce-qu’elles voyaient à côté d’elles un grand nombre de leurs compagnes chargées aussi de coques vides.— Or les fourmis, surtout celles des grandes communautés, ont évidemment un instinct trés fort qui les porte à imiter leurs compagnes et à les suivre. Un fait analogue est celui que j’ai noté page 298, ligne 19 à 24 (amazones portant des cadavres ou des coques vides au lieu de nymphes). Les faits qui m’ont fait le plus d’impression parmi ceux que j’ai observés sont ceux rapportés aux pages 276–283 (♀ s’alliant a des @mercury@ sanguinea étrangères contre des @mercury@ de leur espèce, et l’alliance forcée entre des F sanguinea et pratensis adultes de fourmilières différents, avec ses singulières conséquences). De même les cas de fourmilières mixtes naturelles anormales (p. 371) et la découverte d’organes des sens très variés dans les antennes des fourmis (p. 144–147).⁹

Je suis en effet persuadé que les nouvelles communautés (à part les cas analogues à celui de la p. 285: scission d’une colonie en deux fourmilières) sont en général le produit d’un croisement entre fourmis non parentes, car les ♀ et ♂ des communautés les plus diverses se réunissent dans les airs pour s’accoupler.— Il n’y a que le genre Anergates avec ses ♂ aptères où cela paraisse impossible.¹⁰

J’ai commencé cet été l’expérience dont le plan est indiqué au haut de la page 401. J’ai fondé dans mon appareil une fourmilière uniquement avec des @mercury@ tout à fait fraîches écloses (encore blanches) et beaucoup de nymphes @mercury@ pour voir si j’obtiendrai le printemps prochain une génération d’oeufs et de larves par parthénogénèse. Pour le moment cela va bien; les nymphes sont écloses et les @mercury@ sont devenues adultes et se sont creusé des cases dans la terre de l’appareil. Mais il s’agit de conserver ma fourmilière en bon état jusqu’a l’été prochain.

Maintenant je suis médecin (Assistenzarzt) dans un hospice d’aliénés où il y a aussi clinique et travaux à faire sur l’anatomie normale et pathologique du cerveau, sujét qui m’intéresse aussi, de sorte qu’il ne me reste guère de temps pour ce qui serait mon étude favorite si j’étais assez riche pour me passer de gagner ma vie, savoir la Zoologie et l’Anatom. comparée.¹¹

Veuillez recevoir encore une fois, Monsieur, mes sincères remercîments pour votre bonne lettre et pour l’honneur immérité que vous faites à mon livre. Croyez à l’assurance de mon respect et de mon affection.

Votre tout dévoué | Aug. Forel.

P.S. Je me permets de vous envoyer encore deux petits écrits que j’ai publiés avant celui que je vous ai déjà envoyé.¹²