Mon cher Confrere

Je voulais ne répondre à votre lettre que lorsque j’aurais eu le plaisir de voir M^r votre fils.² Mais il parait que le destin ne veut pas que j’aie ce plaisir. Il est venu deux fois chez moi, je suis allé deux fois chez lui, toujours sans que nous nous soyons rencontrés. Et pourtant je passe des trois mois entiers sans sortir si ce n’est pour aller à l’Institut au le soir.³ J’espère que je finirai par être plus heureux et que j’aurai le plaisir de faire sa connaissance un de ces jours.

Je vous remercie de la manière dont vous avez apprécié mes études sur votre théorie. Il m’était devenu impossible de ne pas entreprendre cette discussion. Au nom du transformisme en général, au nom de vos idées en particulier, je voyais chaque jour attaquer et représenter comme des vieilleries usées, ce que je regarde précisément comme les fondements des Sciences naturelles. J’avais été souvent personnellement désigné comme un homme arrièré et qui fermait volontairement les yeux aux progrès de la Science.⁴ J’ai donc été obligé de me défendre. A mon tour, j’ai du discuter les théories qu’on m’opposait. Vous êtes incontestablement le chef de toutes les théories transformistes, le seul qui ayez proposé une théorie fondée uniquement sur des considérations scientifiques et embrassant l’ensemble des problêmes posés par la nature vivante. C’est donc avec vous que j’avais surtout à lutter. J’ai fait mon possible pour montrer que la raison scientifique est de mon coté. Mais j’espère n’avoir jamais méconnu la grandeur de votre œuvre, et en terminant cette longue etude dans un dernier article qui paraitra le 1^er Avril, j’ai été heureux d’exprimer publiquement toute l’estime que je porte en vous à l’homme et au savant— Dès que j’aurai reçu mes tirés-à-pàrt le premier exemplaire vous sera envoyé.⁵

Je profite de l’occasion pour vous exprimer mes regrets au sujet d’une inexactitude qui s’est glissée dans mon troisieme article.— En examinant ce que vous dites de la mesange et du casse-noix dans votre livre sur l’espèce, j’avais mis une note dans la quelle je faisais remarquer que vous ne parliez pas précisément d’une généalogie; que vous n’affirmiez rien positivement. Cette note a disparu à l’impression définitive avec beaucoup d’autres. Probablement des arrangements typographiques auront été cause de sa disparition. Elle sera rétablie dans l’édition en volume qui sera faite de mes articles Mais je tiens à vous dire dès à présent que je ne suis pas coupable du fait.⁶

J’espère bien, Monsieur et cher confrere, que des dissidences d’opinion n’altereront jamais nos relations. C’est dans cet espoir que je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments les plus cordialement dévoués | De Quatrefages